[INTERVIEW] Spéculations sur les matières premières : il faut en finir !

matières premières

Particulièrement intense ces derniers mois, la spéculation sur les matières premières comestibles a entraîné une forte augmentation des prix, impactant producteurs comme consommateurs. Alors que la situation ne risque pas de s’arranger, il apparaît plus que jamais urgent de réglementer. En attendant, la solution pour garantir une juste rémunération aux agriculteurs pourrait bien se situer dans la décarbonation. A condition de se doter d’un système de traçabilité capable d’accompagner l’essor de ce nouveau marché… Entretien avec Jean Piquet, consultant en stratégie et co-fondateur de Crystalchain.

Quelle est la situation actuelle en matière de spéculation sur les matières premières comestibles ?

Jean Piquet : Au préalable, il convient de bien distinguer les 4 grandes familles de matières premières, car chacune rencontre des problématiques différentes :

  • Les produits purement agricoles: céréales et oléagineuses 
  • Les produits laitiers qui servent de base pour les fromages et beaucoup de préparations 
  • Les produits carnés : porc, bœuf, veau, agneau… 
  • Les matières premières dites douces: cacao, café (produits importés).

Ces matières premières sont négociées en grande quantité sur des marchés à terme, tels que le CBOT (Chicago Board of Trade). Si les coûts de production d’un agriculteur sont relativement prévisibles, il fait face à des aléas climatiques et sanitaires qui peuvent fortement impacter la production et ainsi entraîner une fluctuation des prix. A l’origine, les marchés à terme avaient pour objectif de stabiliser les prix de ces matières premières. Mais le temps passant, cet objectif a été totalement dévoyé… Aujourd’hui, les volumes traités en valeur représentent environ 20 ou 30 fois les volumes physiques. C’est totalement déconnecté de la réalité !

Quel est le risque ?

La spéculation, il faut la voir dans les deux sens : à la hausse et à la baisse. Aujourd’hui, pour les produits agroalimentaires, la spéculation est à la hausse et quasiment tous les prix montent, donc c’est plutôt bénéfique pour les agriculteurs, mais ça n’a pas toujours été le cas. La tendance lourde c’est que les prix vont augmenter et pas seulement à cause des problématiques d’énergie ou du conflit en Ukraine. Plusieurs composantes entrent en jeu : l’augmentation des aléas climatiques et des risques sanitaires pour l’élevage – qu’il est impossible de contrôler -, et l’évolution des modes de consommation en dehors de l’Hexagone. Si soudainement les Chinois se mettent à consommer beaucoup de viande – ce qui est le cas aujourd’hui -, ça déstabilise les marchés. Parce que le producteur de bœuf français sera tenté d’exporter de plus en plus, au détriment du marché intérieur. Avec des effets totalement pervers : si on trouve moins de bœuf sur le marché intérieur, les prix du bœuf risquent d’augmenter. On rentre dans des spirales totalement absurdes et celui qui paye les pots cassés, au bout du bout, c’est toujours le consommateur

La solution passera nécessairement par la réglementation ?

S’il n’y a pas de réglementation pour limiter la spéculation sur les matières premières, on craint le pire. L’objectif n’est pas d’interdire toute spéculation, mais d’encadrer les pratiques pour limiter les effets pervers. Les acteurs sont parfaitement conscients de cette situation et tentent de pousser le législateur à réguler. Or, la régulation se fera de façon d’autant plus aisée que le cas économique sera pertinent, afin d’assurer une juste rémunération aux différents acteurs. A ce titre, le marché de la décarbonation est fort intéressant.

Comment la décarbonation peut permettre de sortir par le haut de cette crise ?

Parmi les 4 groupes de matières premières préalablement cités, les produits purement agricoles peuvent générer des revenus via la décarbonation. En effet, on a tendance à l’oublier, mais une plantation de céréales capte le carbone aussi bien qu’une forêt. Mine de rien, être un pays avec beaucoup d’agriculteurs, c’est une chance extraordinaire pour capter du carbone ! Et si un agriculteur peut escompter des compléments de revenus très significatifs via la décarbonation, les coopératives ne chercheront pas à « jouer » sur les marchés internationaux, ce qui limitera de facto les phénomènes de spéculation. Parce que la compensation carbone, il la fera peut-être de façon privilégiée auprès d’industriels hexagonaux. A contrario, du fait des émissions de méthane produites par les bovins, l’élevage ne pourra pas générer de revenus via la décarbonation.

Concrètement, comment un agriculteur peut-il faire de la compensation carbone ?

Il faut se doter d’un système en mesure de suivre les productions, afin de pouvoir garantir que la plantation de tel agriculteur dans telle parcelle de la Beauce, a réussi à capter 8t de carbone. Ce n’est qu’en réussissant à garantir et à certifier la capture carbone, qu’un industriel carbone négatif pourra acheter des crédits carbone pour compenser ses propres émissions, et assurer ainsi une juste rémunération à l’agriculteur.

Pour assurer cette juste rémunération, il faut être transparent sur les composantes de coût et de revenus, donc il faut accepter de partager les informations. Or, la blockchain est un support idéal pour piloter et partager ces informations. En ce sens, Crystalchain entend être en pointe sur la mise en place de places de marchés qui mettront en relation ceux qui ont des crédit-carbone positifs avec ceux qui ont besoin d’en acheter.

Dans quelle mesure le marché de l’achat de crédit carbone est-il développé ?

C’est un marché embryonnaire, mais ça sera un énorme enjeu dans les deux années à venir avec la mise en place de plusieurs places de marché. Sans jouer les franco-français, on n’a pas très envie que ces places soient pilotées en dehors de l’Europe, comme c’est actuellement le cas avec les marchés à terme de Chicago. Ce serait quand même le comble pour un pays qui sait faire et exporter du très bon blé, de la très bonne viande et de très bons produits laitiers, que les places de marché sur ces trois grandes catégories soient pilotées en dehors de l’Europe et a fortiori de la France !

Comment voyez-vous la situation évoluer dans les années à venir ?

Aujourd’hui, on doit raisonner à 5-10 ans pour tenter de réaliser la quadrature du cercle : s’orienter vers une production de meilleure qualité, beaucoup plus respectueuse de la biodiversité et du bilan énergétique, tout en assurant de façon pérenne une juste rémunération à tous ceux qui s’engagent. C’est d’ailleurs tout le travail que nous avons entamé avec notre partenaire Filière CRC, pour une culture raisonnée contrôlée. Les GIE tels que CRC – qui réunissent aussi bien des agriculteurs que des organismes stockeurs, des transformateurs et des distributeurs – rassemblent des acteurs de tous les horizons qui se tapent dessus lors des négociations, mais qui en dehors sont tous confrontés, au bout du bout, à un consommateur final qui ne pourra pas payer un œuf 4 euros.

La bonne nouvelle, c’est qu’on peut sortir de cette crise par le haut. Dans un mouvement fédérateur, charge à l’ensemble des acteurs de commencer par mesurer les différentes composantes au sein d’une filière donnée, de s’organiser pour suivre les flux de matière et ensuite d’adapter leurs pratiques d’exploitation pour s’inscrire dans un cercle vertueux, via la décarbonation.

Quelles sont les prochaines étapes ?

Les plateformes technologiques pour l’achat de crédit carbone sont en train de voir le jour. Il appartient aux agriculteurs de se pencher sur les techniques d’ensemencement, de production et de récolte, qui permettent de capter le plus possible de carbone à l’hectare. Du côté de Crystalchain, nous travaillons à mettre à disposition une infrastructure technologique qui permette de suivre les informations et de les valoriser. Car ce n’est que grâce à la blockchain qu’il sera possible de mettre en place un suivi spécifique et individualisé, sur une volumétrie de données phénoménale, pour pouvoir rémunérer chaque agriculteur ayant réussi à capturer X tonnes de carbone.

Si on relève ce défi, il sera possible d’atténuer les tentations de spéculation sur les matières premières agricoles. Parce que je vous garantis qu’un agriculteur ou un transformateur dont ce n’est pas le métier n’a pas envie de jouer là-dessus !

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